Lorsque je retournai au château, avant le levé du soleil, je me mis à haïr très profondément, encore plus que cela ne l'avait jamais été, la noblesse. J'avais, deux jours auparavant, nettoyé impeccablement ces petites dalles grises et ternes de la cour, et je les revoyais désormais couvertes de liquides et ordures en tout genre. Ne se fichaient-ils pas un peu de moi?
Je pris l'une des pelles et un seau posés contre un mur et commençai à travailler en bougonnant comme une enfant. Avec les lourds oreillers cachés sous mes vêtements, j'avais du mal à regarder où je nettoyais si bien que le travail fut un peu trop lent à mon goût. La gigantesque flaque de vomis jonchant au sol me répugnait, cette odeur insupportable qui m'habitait me déconcentrait facilement. Je détestais ces nobles, oh oui que je les détestais, même si ma famille en était des faux.
Lorsque le soleil se leva, j'avais presque terminé de débarrasser les dalles de toutes ces choses putréfiées et organiques qui imprégnaient la pierre. Mes deux seaux étaient pleins, j'allais devoir les vider. Enfin, c'est ce que je pensai jusqu'à ce qu'un carrosse modeste et des chevaux agités ne les renversent sur mes bottes de cuir trouées.
Je jetai un regard noir au premier homme, un de ces nobles hautains vêtu d'une armure de fer argentée et portant une épée à sa hanche. Il me sourit, imbécile heureux d'avoir fait ce qu'il venait de faire, et me remit à ma place du regard. Ce n'était pas comme ça qu'il allait me faire peur, mais je restais discrète, surtout que la situation actuelle ne me permettait pas de faire la maligne. Rester en dehors de toute attention, telle était désormais ma mission, du moins tant que la princesse n’aurait pas abandonné ses idées de recherche de soi-disant jumelles existant encore. Oui, j’étais de sacrée mauvaise foi, et alors ?
Je pris donc de mes mains la masse gluante et hétérogène qui s'était posée sur mes pieds et la remis dans son récipient quand le chevalier frappa violemment ma tête couverte de mon chapeau et me laissa tomber tête la première dans le deuxième seau qui s'en était, jusque là, sorti indemne. L’air me manquant, je me relevai aussitôt et refoulai lamentablement mon envie profonde de régurgiter le pauvre morceau de pain que j'avais avalé juste avant. Et puis tant qu'à faire, il y avait pire dans le seau.
Mes tripes se serrèrent et je sentis leur intérieur monter dans ma gorge. Il n'y avait que de l'eau blanche et un morceau de pain à peine digéré qui sortirent. C'était dégoûtant, ce qui me poussa à vouloir encore en recracher. Les hauts-le-cœur que j'avais étaient insupportables, je n'avais plus rien à ressortir. Le vide total régnait au plus profond de mon estomac si bien que tenter de vomir devenait de plus en plus douloureux.
L'homme rit et avança plus loin dans la cour, suivi de deux de ses chevaliers visiblement, deux imbéciles assez grands et larges pour pouvoir mettre à terre le premier venu chercher des ennuis. Leur cote de maille brillait au contact des agressifs et matinaux rayons de soleil passant par-dessus la demeure, quant à leurs bottes de fer, elles étaient beaucoup plus ternes, tâchées de poussière, de suie et d’une substance sombre que je ne parvenais pas à identifier. Avec leur casque ridiculement posé sur leurs têtes, ils étaient parfaits pour commencer une bataille.
Deux hommes sortirent soudain du château, armés jusqu’aux dents, accompagnés de Tulkas qui restait à distance, le sourire aux lèvres. Je ramenai, en luttant contre moi-même, tous les excréments et ordures qui s'étaient échappés et les posai de mes mains dans les récipients avant de m'éloigner un peu. Je marchai à travers les longues herbes et rejoignis l'insoutenable vide-ordure de la demeure, où les cadavres que j'avais déposés quelques jours plus tôt faisaient le bonheur de beaucoup d'habitants rampant.
Je vidai sur leurs têtes les deux sceaux et revins dans la cour en espérant que leurs histoires seraient terminées. Mon espoir fut vain. Tulkas riait bruyamment, ses deux soldats se battaient contre les chevaliers venus le provoquer.
- Tu n'aurais jamais dû t'en prendre aux enfants de ma sœur Tulkas! s'écria l'homme qui m'avait piétinée en contrant les attaques de son ennemi.
Le bruit des épées se frappant sauvagement me lassa vite et je repris le décollage du crottin de cheval en fusillant du regard cet animal vivant qui venait de déféquer devant moi. Qu'avais-je fait au ciel pour mériter d'avoir une journée aussi répugnante que cela? M'infligeait-il encore ses supplices pour avoir entravé les traditions? Si c’était le cas, il ne fallait surtout pas qu’il se gêne, je l’attendais pour que nous en finissions une bonne fois pour toutes !
Je pris la masse chaude et malodorante avant de la poser dans le seau et de m'en aller de nouveau décoller les autres qui séchaient au soleil. En tournant la tête, je remarquai soudain que trois hommes étaient à terre, quelques mains manquantes, têtes coupées et posées loin de leur tronc. Je me demandais vraiment s’ils appréciaient les endroits salubres. Cette manie d'à chaque fois, lorsque je me tuais à la tâche pour rendre quelque chose propre, le salir immédiatement après était si frustrante que je me retenais profondément de tout renverser au sol et de partir en courant sans rien ranger. N'avaient-ils aucune pitié pour le dos de ceux qui travaillaient?
Le dernier homme debout de Tulkas coupa soudainement la tête de son assaillant en deux. Je pus délicieusement apercevoir chaque morceau de chair et de cerveau s’échapper de son crâne avant que son corps ne chute négligemment au sol. J’étais finalement heureuse de ne pas avoir beaucoup mangé, cela aurait été un parfait gâchis dans de telles circonstances.
Mon beau-père applaudit en riant avant de se lever et de sortir sa propre épée. Puis il égorgea son chevalier en lui précisant qu'il n'avait pas besoin de tout salir comme ça. Alors ça c'était la meilleure. Ce type lui sauvait la vie et, lui, le tuait? Et en plus il se permettait de lui faire la morale sur le nettoyage ?
Je partis chercher la brouette dans la grange et revins le plus rapidement possible quand je découvris Niennval, accroupie à côté d'un des cadavres en caressant délicatement l'intérieur de son cou dégoulinant encore de sang et débordant de chair. Elle tira ses boyaux luisant et les serra puissamment dans sa main lorsqu'elle se rendit compte de l'arrivée de ma sœur, horrifiée. Elle se leva, s'excusa et la salua poliment. Il fallait que je la prévienne pour la princesse, et puisqu'elle me regardait avec d'énormes yeux dégoûtés je n'avais aucun doute sur le fait que l’occasion ne tarderait pas.
Je m'approchai alors des cadavres, tandis que les deux femmes entraient dans la demeure, et m’épuisai à essayer de relever le premier corps. Impossible, il était trop grand, trop gros, trop lourd. Et il n'avait même pas sa tête ! Quoiqu'en y réfléchissant bien, elle n'aurait pas eu beaucoup de poids. S’il avait réellement eu un jour, dans sa minable petite vie de bourgeois, un cerveau avec lequel il aurait pu réfléchir, jamais il ne se serait aventuré dans la demeure d’un homme riche et puissant pour le provoquer.
J'enlevai son armure lourde et détournai le regard de ce corps repoussant et nu avant de le lever. Ce fut beaucoup plus simple, mais pas autant que je le pensais. Pourquoi ces gens étaient-ils si lourds? Ces gros tas de muscles sans cervelle ne pouvaient-ils pas, de temps en temps, surveiller leur appétit ? Ils pouvaient au moins penser aux gens qui les ramasseraient après leur mort!
Soudain, une des domestiques m'appela discrètement. Je passai derrière les cuisines et entrai par la porte de derrière pour apercevoir ma sœur, rayonnante à en donner mal à la tête, accourir vers moi.
- Aide-moi, me supplia-t-elle, c'est une cinglée. Elle veut être plus proche de moi.
Si seulement elle savait... "Cinglée" était un bien petit mot.
- On a un problème, me contentai-je de répondre. Elle se doute de quelque chose.
- Comment ça !? s'écria-t-elle avant de mettre ses mains délicates sur sa bouche et de le répéter à voix basse.
- Les marques à nos cous, elle les a remarquées. Elle va enquêter sur nous. Si elle découvre tout, ta réputation en prendra un coup. T'es vraiment sûre de vouloir me laisser gérer ça?
Tintallë me regarda, interloquée, et son visage se décomposa lentement. Alors, qu’est-ce que ça faisait d’enfin ressentir les conséquences de ses actes ?
Elle me prévint que je lui paierai ça très cher dans l'avenir, puis elle partit en ordonnant de couper les ponts un certain moment, jusqu'à ce qu'elle me recontacte. Un bonheur malsain m'envahit lorsque je pensai à toutes les choses qu'elle allait devoir subir dorénavant.
Le sourire aux lèvres, je sortis du château et me penchant sur le cadavre du chevalier nu et repoussant. Mon sourire disparut : ce n'était pas le moment de rire, si quelqu'un me découvrait et ruinait la réputation de Tintallë, c’étaient les enfants qui en paieraient le prix. Il fallait que je reste aussi invisible que je le pouvais, et ce pendant un certain moment. Retour au temps où grand-père me cachait. J'étais Ulswarth, le petit gros de la famille de sauvages. Et personne d'autre.
Après des heures de lutte acharnée et la nuit largement tombée, les cinq cadavres étaient déposés là où ils le devaient et moi complètement exténuée. Je traînai les pieds jusqu'à la maison où Feän s'entraînait encore. Je lui criai qu'il fallait maintenant se coucher, il n'était pas très tôt. L'orphelin se précipita vers moi en assurant qu'il serait bientôt prêt à me battre puis il courut dans la cabane. J'y entrai aussi, découvrant Idril raconter une histoire des plus barbantes sur les fées et magiciennes extraordinaires qui pouvaient accorder un bon vœu à celui qui le méritait. Elles n’existaient même pas, pourquoi lui racontait-elle des mensonges qu'il regretterait d'avoir connu quand il grandirait? J'avais décidément du mal à concevoir l'amour maternel et les pratiques qui s'y associaient.
Je m'assis autour de la vieille table de bois et me penchai au-dessus d'une bassine d'eau glacée reflétant mon image. Je retirai soudain mon écharpe et regardai le symbole dessiné à mon cou, un demi-arc de cercle irrégulier orné de pics extérieurs et de points alignés en son cœur. Il y en avait en effet un de plus que sur celui de ma sœur, mais comment avait-elle pu s'en apercevoir? Ce n'était tout de même pas si visible que cela.
Cette vision me hanta toute la nuit si bien que je ne réussis pas à fermer l'œil une seule seconde. Si elle était aussi observatrice qu'elle ne le paraissait, alors il fallait faire très attention à ce qu'elle trouverait. Il fallait donc que je la surveille. Mais où séjournait-elle? Elle allait certainement rendre visite à Tintallë souvent, je n'aurai donc qu'à observer les souvenirs liés à ses observations, et tout irait bien. Oui, c'était cela même la clé de son échec.
Je me levai soudainement et passai sous le ciel étoilé les chemins de terre encore bondés de prostituées sans vêtements, puis je me cachai dans le foin de la grange de la demeure vi Ungwe qui me donnait une vue d'ensemble sur les arrivées dans la cour. Il y faisait un peu chaud, la paille piquait et sa poussière me donnait envie d'éternuer mais je restais concentrée.
Elenwë sortit, ombrelle au-dessus d'elle, robe pendante et seins mis en évidence. Elle s'avança noblement jusqu'au portail et disparut de la demeure. Que pouvait-elle bien faire à cette heure-ci de la nuit?
Le jour se leva et les villageois commencèrent à se présenter de plus en plus nombreux dans la cour jusqu'au moment où Nennvial arriva, son regard intensément écarquillés vers le sol, légèrement caché par ses cheveux détachés, longs, ondulés et sombre.
Lorsqu'elle vit Tintallë arriver vers elle avec un faux sourire de bourgeoise hypocrite, plusieurs images fusèrent, étrangement elles ne furent pas toutes en rapport avec son enquête. Elle se souvenait certes des deux marques qu'elle avait vues, du comportement différent qu'elle ne cessait d'analyser, mais je vis aussi d'autres souvenirs qui n'avaient aucun rapport. Tout d'abord une femme, sa mère visiblement. Une femme que j'avais perçue très sombre précédemment, celle qui lui avait demandé de se rendre au château de la reine de Chiswe. Elle était d'une beauté incroyable malgré la peur qu'elle m'inspirait. Ses cheveux étaient parfaitement lisses et immensément longs, d’un rouge des plus sombres qui puisse exister. Son teint aussi pâle que celui de sa fille relevait la magnificence de ses yeux émeraudes et obscurs, accentuée par ses paupières brunes. Ses lèvres pulpeuses teintées d'un noir luisant attiraient immédiatement le regard. Une vraie femme fatale tout droit sortie des ténèbres. Elle portait ces vêtements que j'apprécie tout particulièrement, ceux qui ne vous cachent pas et vous montrent telle que vous êtes. Un corset de cuir sombre et lacé serrait sa poitrine imposante. Une longue jupe de même teinte y était fixée, mais se révélait extrêmement courte au devant, dévoilant presque l'intégralité de ses jambes habillées d'un collant en fil noir formant des losanges visibles. Et malgré sa grandeur naturelle, elle portait de basses chaussures de même matière que son corset, aux talons si haut qu'on aurait presque pu la confondre avec un homme si l'on ne l’avait jugée que par sa taille. Elle était extraordinairement sauvage, impressionnante, attirante et tétanisante. Son sourire était l'un des plus malsains que j'avais pu observer, ce qui se disait sur Yaime était encore bien loin de la réalité, cette dernière était bien pire.
Aussi, je vis un homme. Un homme masqué par un foulard, son imposante capuche noire et sa tunique sombre. Il parlait à la reine dans les souvenirs de Nennvial et semblait assez proche d'elle, même si son identité n'était jamais dévoilée. Elle n'arrivait à le voir que masqué.
Aussi, une vague sombre se propageait dans des plaines obscures. Devant Nennvial fondirent alors en miette grises et noires des villageois qui couraient et pleuraient. Par la suite, je vis ce même homme masqué qui égorgeait vives des femmes aux seins pendouillant ainsi que des hommes nus attachés à leur lit. Les mains de Nennvial caressèrent les parties de mon corps nu, puis la joue de ma sœur tout en lui parlant. Elle ne semblait pas avoir découvert quoique ce soit à notre sujet, c'était plutôt une bonne chose.
Soudain, je m'arrêtai de penser. Comment se faisait-il que j'arrivais à lire aussi profondément dans son esprit? Jamais je n'avais deviné autre chose que les désirs et les souvenirs se rapportant à la situation présente. Etait-ce parce que je me sentais menacée que je voyais un peu plus de la personne? Quel sentiment étrange, j'avais l'impression de connaître cette princesse presque comme si j’étais elle, et pourtant je l'avais à peine rencontrée. Et elle m'angoissait encore plus maintenant que je voyais les sentiments qu'elle éprouvait au contact de la mort: l'exaltation, le plaisir intense, l'excitation, l'amusement, elle était complètement allumée !
J'attendis patiemment que la nuit tombe de nouveau et libère la cour de ses passants. Je sortis alors précipitamment du foin et courus jusqu'à la maison où m'attendait de pied ferme Feän, les bras croisés, le corps droit, ses bouclettes décoiffées. Je regardai les alentours avec attention et, lorsque je me rendis compte que rien ne nous menaçait, je me postai au milieu du champ et le fixai. Il se jeta brutalement sur moi. Il prévit les feintes de chaque côté de mon corps, c'était astucieux, il avait progressé. Je les évitai sans problème et lui fis mordre la poussière. Il se releva immédiatement et persévéra sous les encouragements d'Idril et Vorondil. Je me retenais tandis que lui attaquait. Je voulais voir à quel point il avait modifié sa façon de combattre, et je fus agréablement surprise lorsque je le vis utiliser des mouvements fluides et propres aux guerriers qui ne travaillaient que pour eux-mêmes. C'était absolument fascinant, il était plus que déterminé à s'améliorer!
Pensant à l'heure qui tournait, je le plaquai au sol et il toussa en riant.
- Va te coucher, lui dis-je. Il y a instruction demain.
- Encore un peu Silmarien ! me supplia-t-il. Allez, s'il te plaît!
- Je t'ai déjà dit d'éviter de m'appeler comme ça. Moi, c'est Ulswarth.
Avec une princesse perspicace dans les parages, je préférais préserver notre paix. Si elle découvrait quoique ce soit à mon propos, qu’arriverait-il aux enfants ?
Il me regarda avec agacement et rentra dans la maison en jurant. Idril le suivit en riant avec Vorondil. Je m'assis alors par terre et regardai le ciel étoilé en songeant à ce que je pouvais bien faire pour leur offrir un avenir moins pitoyable que le mien. Feän apprenait lentement mais sa détermination pouvait le faire entrer à la garde royale avec un peu de chance. Idril pourrait quant à elle instruire les enfants, elle possédait cette rare capacité à réfléchir objectivement sur les choses qui l'entouraient, ce qui lui permettait de compenser les défauts de son frère adoptif. Quant à Vorondil... Il n'avait pas encore de véritable caractère mais je fus aussitôt persuadée, en me rappelant de nos promenades en forêt, qu'il pourrait faire un commerçant talentueux s'il se spécialisait dans les plantes qu'il affectionnait tant. Il fallait que je les aide à s'en sortir, ils avaient tellement de potentiel.
Lorsque j'entrai dans la chaumière, les enfants dormaient déjà. Je visai du regard le bout de pain sec en me disant qu'il n'en restait vraiment plus beaucoup. Je n'avais peut-être toujours rien dans le ventre mais ils passaient avant moi, ils auraient besoin de force pour travailler le lendemain. Je m'assis donc à la table et fermai les yeux un long, mais alors très long moment.
Un mois passa avant que je n'eus des nouvelles de ma sœur - qui me dit qu'elle avait besoin de moi pour une collecte de renseignements. On recommençait en douceur, c'était déjà ça.
Je quittai alors mon terrain vide et m'aventurai dans les allées animées de la ville, à la recherche d'un homme riche et stupide qu'elle voulait à nouveau mettre de son lit, ou dans le mien. Je patientai alors longuement sur la terrasse d'une auberge en regardant les passants et guettant le possible passage du convoité homme.
- J'ai prié toute la nuit, entendis-je murmurer une bourgeoise à une autre, Dieu me protègera certainement du Mal.
Je comprenais mieux l’agitation de la population. Aujourd’hui était le jour tant redouté, celui qui, tous les soixante et dix-huit jours, faisaient plus d’une centaine de morts dans chaque royaume. L'ombre allait nous engloutir dans la nuit.
J'avais complètement oublié ce moment, et en y réfléchissant je m'aperçus en effet que cela faisait soixante-dix-huit jours depuis les derniers ravages causés par le Mal. Je me demandai alors qui allait bien pouvoir disparaître cette fois-ci et si des commerces allaient se libérer. La dernière fois que cela s'était produit, le boulanger avait disparu et un autre repris son affaire. Si je me dépêchais, peut-être parviendrais-je à récupérer la boutique de quelqu'un. Il fallait que je me prépare dès le matin.
Une voiture aux chevaux nerveux passa devant moi. Il ressemblait à ce que m'avait dit ma sœur, je m'engageai donc à le poursuivre lorsque je renversai une noble qui descendait les marches. Je m'excusai et l'aidai à se relever lorsqu'elle me frappa violemment avec son ombrelle. Je m'écartai comme je le pouvais, dans mon rôle d'incapable paysan, tandis qu'elle s'acharnait de toutes ses minables forces sur mon corps. Heureusement que ce n'était pas un homme, l'ombrelle était déjà bien assez douloureuse comme ça lorsqu’elle tapait ma tête.
Elle me poussa dans la terre et s'éloigna en reprenant une allure fière. Je m'étais excusée, il fallait vraiment qu'elle se calme elle. Je me mis debout en frottant mon pantalon et regardai au loin. J'avais perdu la trace de l'homme, je faisais comment moi maintenant? Je marchai. Il devait bien être arrêté quelque part, je ne distinguais pas la poussière monter dans le ciel encore très loin, il devait avoir rendez-vous quelque part.
Pas chez le tailleur, pas chez la marchande de chapeaux, pas chez le boucher, pas chez le boulanger, pas chez... Le bijoutier, voilà où ce grossier personnage s'était arrêté. Dans son costume blanc immaculé, titillant ses moustaches velues et couvrant son crâne chauve d'un chapeau haut de forme beige, il s'intéressait aux bijoux exposés par leur propriétaire. C'était un vrai noble, une pure souche. D'après ses pensées, il souhaitait offrir un présent à sa maîtresse, une fille blonde aux gros seins qui dévoilait sa poitrine un peu plus à chaque fois qu'elle le voyait et qu'il devrait retrouver dans un salon de thé de bourgeois dans la soirée. Donc Tintallë avait absolument toutes ses chances dans ce cas là.
Et alors que je ne voulais pas en savoir plus, mon esprit s'immisça dans le sien contre mon gré. Hyarmendacil, un enfant de bonne famille éduqué afin de reprendre l'affaire familiale d'incrustation de pierres précieuses dans les vêtements, un marché qui prenait de l'ampleur dans Neltildi, son royaume natal. Sa femme avait une maladie de peau assez grave, la couvrant de tâches hideuses. Naturellement, il la laissait de côté et fricotait avec d'autres femmes, essentiellement des prostituées d'ailleurs. Il aimait tout particulièrement les blondes aux yeux clairs d'après ses choix prévisibles, et les adorait jouissives et soumises. Il adorait les mettre à ses pieds, les piétiner, leur faire demander sa présence, son corps, son sexe et crier son nom. Les images immondes que j'avais vues me dégoûtèrent si bien que je fermai les yeux pour ne plus y penser et me retournai. Avec ça, j'avais largement assez d'informations à donner à Tintallë.
Je passai dans les ruelles les moins fréquentées et rejoignis la demeure vi Ungwe et en Faroth. Ma chère sœur saluait, aussi pâle que son interlocutrice, Nennvial qui s'en allait en lui souriant étrangement. Cela devait certainement partir d'une bonne intention de base.
Lorsque je croisai son regard, ses souvenirs me prévinrent aussitôt qu'elle s'énervait à ne rien trouver et que l'homme masqué avait dû découvrir quelque chose de nouveau concernant les jumelles. Il la préviendrait dans la soirée au bord d'une table dans une auberge que je connaissais bien.
Je fermai les yeux en jurant. Pourquoi arrivais-je à voir autant de choses sans pouvoir contrôler ce que je voulais réellement savoir?
Je m'approchai de ma sœur et l'avertis discrètement de ce que j'avais découvert sur l'homme, ce qui sembla la ravir. Seulement, lorsque je le décrivis, cela l'emballa beaucoup moins et elle me sourit avec un regard insistant. Une collecte de renseignements disait-elle ? Mais bien sûr !
- Dois-je te rappeler que nous sommes surveillées Tintallë? me permis-je de l'avertir.
- Dois-je te rappeler ce qu'il se passe si tu ne fais pas ce que je te demande ? insista-t-elle.
J'abandonnai. J'acceptai et partis en soupirant puis me dirigeai vers cette auberge que j'avais vue dans les pensées de la princesse de Yaime. Je découvris que l'homme masqué attendait déjà et je le vis réellement pour la première fois. Il était pâle comme un mort, les prunelles sombre, des yeux d'un émeraude si obscur qu'il pouvait absorber le malheureux qui le fixait et le dessous de ses yeux étaient noircis par le maquillage. Mais on ne voyait étrangement rien d'autre. Ses souvenirs m'indiquèrent qu'il fréquentait la reine souvent, qu'il éprouvait ces mêmes sensations de plaisir mais beaucoup plus intenses que celles de Nennvial, plus effrayantes encore, et qu'il tuait ses victimes avec une violence sans pareille.
Je fermai immédiatement les yeux et m'assis brutalement sur mon siège. Si je pensais la princesse folle, voilà que j'étais bien rassurée: il existait encore pire qu'elle. Il était surement un homme de la garde royale, avec une autorité assez grande sur la famille qu'il protégeait. Un homme de Yaime.
Les bruits dans la salle se firent soudain moins nombreux et je me retournai avant de rapidement regarder la table autour de laquelle j'étais assise. Nennvial était là, et elle avait rejoint son homme de main.
- Qu'est-ce que tu as alors? chuchota-t-elle si bas que j'eus du mal à entendre ce qu'elle disait.
- Il semblerait qu'il y ait eu une naissance chez les vi Ungwe qui ait été des jumelles. Mais c'étaient des fausses. L'une d'elle a été sacrifiée au Mal, et tout le monde sait qu'on ne lui résiste pas. Tu peux donc arrêter de chercher, c'est ta forte intuition qui t'a fait ressentir la présence de sa jumelle morte, c'est tout.
- C'est bien ce que je me disais, soupira Nennvial. J'ai beau observer à chacun de nos rendez-vous cette marque, c'est la même à chaque fois. A mon avis, l'excitation a dû me jouer des tours cette nuit là.
- Elle est comment?
- Un corps qui te pousse à la violer éternellement, une voix qui, cette nuit-là, était si envoûtante que j'aurais pu en jouir rien que de l'écouter. Et parfois, il y a cette étincelle insensible et meurtrière si jouissive dans ses yeux...
- Elle te plaît.
- Oh oui... Tu n'imagines pas à quel point elle m'excitait à chaque fois que je la voyais. Mais depuis, elle reste une de ces petites filles banales de Chiswe, juste bonne à torturer psychologiquement, ma seule distraction de ce dernier mois.
Un long silence tomba. J'avalai ma salive en repensant contre mon gré à la nuit que nous avions passée ensemble, une nuit qui me fit frissonner de malaise.
Une servante entra dans l'auberge et me déposa dans un chiffon usé les affaires de ma longue nuit. Puis elle s'éclipsa.
- Tu vois cette femme qui vient de sortir? reprit soudain Nennvial. Elle fait partie de ses servantes étranges, le genre à te cacher pas mal de choses, tu vois? Il n'y a absolument rien de vrai dans ce royaume, c'est assez troublant. Mais bon, tant que je parle de ça, on va partir dans quelle direction pour s'informer?
L'homme expliqua que des prophètes ayant une activité professionnelle peu importante se trouvaient dans les bois de Taurë et qu'il serait intéressant d'en apprendre plus sur eux pour se tenir au courant. Mais au courant de quoi? Ils étaient étranges ceux-là. Et puis après tout ce n'était pas mon problème, j'avais arrêté de réfléchir aux complots des autres depuis longtemps. La seule chose que je retenais était qu'ils avaient abandonné leurs recherches sur nous, et c'était le principal.
Je me levai et sortis de l'auberge.
- Et le petit gros là-bas? entendis-je murmurer l'homme au passage.
Je n'entendis pas la réponse et me précipitai dans une ruelle encombrée, étroite et sombre pour m'y déshabiller et m'habiller. J'exécutai ensuite les gestes que j'avais mémorisés des servantes et rangea le reste dans le chiffon avant de le poser dans une poubelle. Je reviendrai les chercher une fois la soirée terminée. Je sortis alors d'entre les murs de deux commerces et m'apprêtais à avancer lorsque je tombai nez-à-nez avec Nennvial. Pourquoi diable n'avais-je pas choisi l'autre bout de la rue pour sortir!
- Votre Majesté ! fis-je semblant de m'exclamer en manifestant une peur qui n'était pas la mienne.
Elle sourit tandis que l'homme à côté d'elle me dévisageait avec une intensité sans pareille.
- Où vas-tu si tard dans la nuit? me demanda-t-elle alors en cachant sa surprise.
Les images de mon cou fusèrent alors dans son esprit, notre nuit passée ensemble, son excitation lorsqu'elle me léchait, sa fixation sur ma marque. Mon cou était visible, eh mince, elle allait remettre ses doutes. Elle le fixait de nouveau.
- Quelque chose ne va pas? demandai-je innocemment.
- C'est...
Elle regarda son homme de main qui s'approcha un peu et posa son regard sur ma gorge.
- Ce symbole vous déplaît-il? tentai-je.
- Non, se défendit-elle, bien au contraire. Mais il me semble... différent.
- Oh oui! m'exclamai-je en trouvant une idée pas si mal recherchée. Selon mes envies et mon humeur, j'ajoute des points. Certaines femmes aimes les grains de beauté, je préfère jouer avec la marque qui est gravée sur mon cou.
Elle hésita puis, semblant convaincue, sourit avant de me proposer de m'accompagner jusqu'à mon lieu de rendez-vous. J'acceptai à contrecœur et saisit son bras pour lentement marcher, en silence, priant pour que l’état de mes cheveux n’ayant pas été coloré la veille soient dans un état convenable, jusqu'au salon de thé où elle m'indiqua me quitter. Enfin, j'en étais débarrassée, ce que je pouvais être soulagée.
J'entrai dans le salon et m'installai sur un fauteuil. Un homme à riche allure me salua avec un grand sourire très sincère. Ses souvenirs me traversèrent. Il avait plusieurs fois sauté ma sœur, très facile à satisfaire visiblement. Il possédait une grande exploitation ayant fait sa richesse et lui permettant d'accéder à ce type d'endroit, à l'insu de sa femme qui s'occupait de ses quatre enfants de différents âge, ne lui ressemblant pas tous. Aussi, son père l'avait éduqué froidement et enseigné dès le plus jeune âge l'art de manipuler les gens à souhait et obtenir toutes les femmes qu'il désirait sans le moindre effort, avec supplément de recherche en économie bien sûr. Un vrai petit aristocrate de faux mérite.
Hyarmendacil me regarda soudain du coin de l'œil. J'exposai un peu plus ma poitrine innocemment et il me sourit. Je le lui rendis sans aucun plaisir. Ses désirs de brutaliser son amante assise en face de lui se transformèrent soudain en ceux de me ridiculiser et me sauter sauvagement. Il était déjà dans ma poche, tellement facile ce vieux rat dégoûtant.
Je saluai respectueusement l'homme qui était venu en premier me voir, malheureusement bien plus admirable que Hyarmendacil, et m'en allai, suggestive, à l'étage. Je passai le couloir de bois poli et lustré pour ouvrir la porte d'une des chambres luxueuses du salon. Je la laissai entrouverte et m'assis promptement sur le lit. Il ne lui fallut pas plus de quelques minutes avant de se présenter à moi. Il desserra son col en rougissant et me demanda qui j'étais.
- Tintallë vi Ungwe mon seigneur, répondis-je avec soumission et politesse.
Il sourit. Tellement facile. Les images qui lui vinrent à l'esprit étaient assez dévalorisantes et minables pour moi, je me contentai donc juste de sourire et de dire quelques mots, histoire de faire connaissance. Mais ça ne lui suffit très vite plus et il m'ordonna sauvagement de me déshabiller en me précisant qu'il savait très bien que je ne voulais que ça. Oh, si seulement il s'imaginait à quel point je voulais m'enfuir en courant et ne plus jamais le regarder de ma vie.
J'obéis en me forçant à rougir et sa grosse main velue claqua l'une de mes fesses avant de me pousser à plat ventre sur le lit. Répétant ce qu'il s'était imaginé, pour lui donner un total contrôle de la situation, je me mis à quatre pattes et il me pénétra immédiatement en me faisant écarter les jambes. J'obéis en jouissant sans ressentir la moindre excitation et il m'enfonça ses doigts velus et griffant. Mais quel connard ce type, il pouvait pas se limer les ongles? Il me faisait vraiment mal là! Mais il s'en fichait, et moi je continuais lassée à jouir en me trouvant vraiment douée pour la simulation. L'entraînement, si on pouvait le nommer ainsi, avait bien payé, j'étais devenue l'une de ces vraies putains qui traînaient le soir dans les bas quartiers. Mais elles, au moins, gagnaient leur vie.
Lorsqu'il eut fini de me ridiculiser, frapper, pénétrer, faire crier, tripoter et qu’il s'endormit, je me rhabillai en laissant une lettre d'invitation coincée dans la poche de ma robe. Il se réveilla soudainement et me regarda avec envie avant de me plaquer contre le mur et me menacer de me fracasser le crâne si je n'écartais pas les jambes sur le champ, puis il m'allongea sur le lit. Je m'exécutai, dépitée intérieurement, souriante extérieurement, et attendis que le noble vienne me percuter violemment, s'insérant entre mes fesses. Puis il me martela, encore et encore, tandis que moi je jouissais, encore et encore, en priant pour que cela cesse rapidement, encore et encore... Et ma prière sembla être écoutée, même si je n'aurais pas voulu que cela se passe de cette façon là.
Après une bonne heure à m'ordonner de crier son nom quand il était en moi, une vague sombre apparut dans la pièce. Le Mal.
Alors que je pensais, soulagée, que j'allais y passer, la brume obscure entra dans l'homme qui ne paraissait pas la voir. Sa peau se fonça progressivement, ses veines ressortirent et soudain il se désintégra rapidement en cendres noires, alors que cet abruti était encore en moi.
Je me dépêchai de reculer, un peu perturbée par ce qu'il venait de se passer, et me souvins que j'avais une poussière cadavérique entre mes jambes. Je le retirai activement, paniquant, et sautai du lit pour me rhabiller avant de sortir en courant de cet endroit.
J'entendis soudain des femmes crier, des enfants pleurer et l'ombre qui envahissait les villageois ne semblant pas la voir. Ils se décomposèrent en poussière devant moi. Mon pouls s’accéléra, un malaise m’envahit. Je courus en direction de la ruelle étroite et m'habillai rapidement une nouvelle fois avant de courir de nouveau à toute allure. Je distinguai au loin la maison, il n'y avait pas de brume obscure autour d'eux, c'était un bon signe.
J'ouvris la porte et sentit une pression inconnue sur mon cœur. Feän, en pleurs, serrait dans ses bras Idril, complètement effondrée et larmoyante. Je regardai autour de moi. Les mieux meubles de bois abîmés étaient rangés, les lits défaits et un recouvert de cette même cendre qui restait des autres villageois. Où était Vorondil? Il n'était nulle part dans la pièce.
Lorsque je croisai le regard dévasté de sa sœur, je compris que plus jamais nous ne le reverrions. Le Mal l'avait emporté, sans avertir. Peut-être que si j'avais été sacrifiée, j'aurais pu éviter sa mort. Je m'en voulus. Je m'en voulus de ne pas avoir été là et de n'avoir pu le protéger. Je m'en voulus de ne pas être morte à sa place. Oui, je m'en voulus énormément.
La journée, par la suite, fut très longue, d'abord par le silence mortuaire qui pesait sur nous tous mais aussi par l'arrachage de mauvaises herbes qui n'avançait pas. Nous n'arrivions pas à trouver le sommeil ni la motivation pour terminer ce que nous étions en train faire. Idril ne parlait plus et affichait un regard impassible, mais elle agissait mollement. Feän frappait le mannequin d'entraînement à chaque fois qu'il passait à côté, tombant par ses propres coups. Et moi, je n'avais la force de continuer à travailler. Je pensais à Vorondil, tout le temps. Je lui avais même imaginé un avenir où il serait heureux et riche dans un monde qu’il affectionnait plus que moi, j'étais censée le protéger jusque là. Mais j'en avais visiblement été incapable.
Autour de nous, le deuil était aussi présent. Les voisins avait enterré le nouveau-né et n'étaient pas sortis de la journée, des cercueils de bois traversaient les allées et les cloches retentissaient toutes les demi-heures. Il y avait eu beaucoup de dégâts cette fois-ci, beaucoup plus que je ne me l'étais imaginée, et que j'aurais peut-être pu éviter.
Malheureusement pour moi, ma sœur n'y était pas passée et continuait à me demander de lui rendre des services. Je devais, le soir même, assister à la représentation d'une de ses "amies" qu'elle ne souhaitait pas voir. Ne restait plus qu'à espérer que ce soit annulé, car même si cela ne demandait aucun effort physique, je n'étais pas moralement en état d’y assister. Mais je me gardais bien de le montrer, les enfants ne devaient pas en être affectés, pas plus qu'ils ne l'étaient déjà.
La nuit tombée, Feän et Idril rentrèrent en silence tandis que je m'acharnais sur la terre et continuais la travail pour oublier. Les paysans me regardaient de travers, le sol était extrêmement dur, je n'arrivais à rien. Ce que cela pouvait m’énerver, j'en oubliai d'ailleurs la réception. Je n'y allai pas, j'étais tellement acharnée à pleurer sur les blocs de terre et y planter ma fourche que tout autour de moi disparut. Je plantais, sautais, balançais mes outils en jurant et frappant du pied les bosses à m'en faire atrocement mal au orteils. J'étais devenue l'une de ces pitoyables filles de bourges sensibles. Il fallait que je me reprenne.
Je pris la fourche et la plantai dans le sol. Enfin, j'avais essayé jusqu'à ce que le bois écorche ma peau et que je la laisse tomber en secouant ma main. La fourche était couverte d'une poudre jaune luisante et orangée, s'étant propagée sur ma main gauche. Mais qu'est-ce que j'avais fait encore? Où étais-je partie avec ça? J'agitai ma main dans tous les sens en soufflant dessus et vis les, ce que je supposai, spores de fleurs d'hiver s'envoler. Vorondil aurait surement adoré ce spectacle, on aurait dit des lucioles végétales s'évaporant dans l'air.
Je secouai encore ma main quand je m'aperçus tout à coup que cela ne venait pas de la fourche mais de ma main elle-même. Je soulevai alors lentement manche et découvris avec une horreur sans pareille que ma cicatrice scintillaient, paillette sur paillette, d'un mélange de jaune vif et de orange.
Je reculai immédiatement jusqu'à me rendre compte que mon geste était stupide parce que ma main était accrochée à mon corps. Je la levai alors. Des paillettes s'envolèrent. Je la baissai. D'autres paillettes s'extirpèrent et dessinèrent une ligne transparente et dorée qui disparut. Je répétai mon geste, encore et encore, quand je découvris que la ligne grandissait et s'opacifiait. Mais que pouvait-il bien se passer? C'était complètement dingue…
Soudain, la ligne s'illumina et créa un ovale multicolore. Je distinguai à l'intérieur quelque chose d'étrange. Une femme, vêtue d'un haut droit et coloré ainsi qu'un tissu noir lui collant à la peau, énervée par, semblait-il, le fait que son mari fasse l'amour sauvagement avec une autre, criait sur un homme, assis devant elle sur une chaise noire et lustrée comme je n'en avais jamais vue, ayant appliqué sur ses cheveux court une substance transparente qui les faisaient briller et tenir en l'air.
La femme saisit soudain un objet de même matière que la chaise dont le carré lumineux retenait prisonnier des personnes minuscules qui ne semblaient pas le moins du monde se rendre compte de leur présence. Lorsqu'elle tira dessus, le carré se noircit et elle cria encore plus fort avant de me regarder avec frayeur et de me jeter son arme sur la tête. Je me baissai instinctivement et l'objet passa au-dessus de mon crâne, fermant l'ovale lumineux. Quelles étranges personnes et environnement. Quelle était cette chose qu'elle m'avait lancée dessus?
Je me retournai et m'approchai avec méfiance de la prison noire qui enfermaient des gens tous petits. Il était noir et poli, mais je n'osai pas m'en approcher. Un fil de matière qui m'était inconnue semblait y être accroché. A son bout se trouvait un demi-arc de cercle noir à l'intérieur duquel étaient fixés deux pics de fer blanc. Quelle arme dangereuse et étrange, je l'avais échappé belle!
Je le pris avec précaution avec ma fourche et puis me dirigeai lentement dans la maison tandis que l'orage commençait à gronder. Je le déposai, sous les yeux écarquillés des enfants, au sol et reculai immédiatement.
- Qu'est-ce que c'est? demanda Feän en m'imitant.
Je ne pouvais pas leur dire ce qui m'était arrivé, c'était impossible. Je lui annonçai simplement qu'il était tombé du ciel. Les enfants pouvaient croire à n'importe quoi de toute façon.
- Je ne pense pas que ce soit dangereux, précisai-je alors. Enfin, pas totalement. Mais cette chose retient des gens à l'intérieur.
- Des gens? répétèrent les deux orphelins en cœur.
- J'ai vu, un peu avant qu'il tombe, des personnes bouger à l'intérieur, mais elles ne semblaient pas me voir.
Idril prit soudain un marteau frappa de toutes ses forces l'objet. Une multitude de fils multicolores, de petites quantités de fer et d'une matière que je ne connaissais pas, quelque chose de vert foncé décoré de fer argenté, apparurent alors. Il n'y avait aucune personne à l'intérieur, était-ce une sorte de magie? C'était certain. Mon bras qui s'illuminait, un ovale multicolore, des personnes étranges et des objets inquiétants, cela état dû sans aucun doute à la magie. Mais pourquoi pouvais-je la manier? Ce type de choses n'arrivaient que dans les contes de fées!
- Vorondil aurait adoré... remarqua l'orpheline en commençant de nouveau à pleurer.
Je posai un drap prudemment sur l'objet magique et tentai de la réconforter en le surveillant du coin de l'œil. Cette chose ne m'inspirait rien de bon.
Lorsqu'elle fut endormie et que Feän aussi, je pris ma fourche et déplaça l'objet loin de notre maison, dans les bois les plus profonds de la forêt. Je revins par la suite et découvrit l'une des servantes de ma sœur me regarder m'approcher. Elle me tendit alors une lettre stipulant que je n'étais pas allée à la réunion de son "amie" et que maintenant elle lui en voulait. Mais je ne me rappelais même plus de cette histoire, me l'avait-elle réellement demandé? Pire, comment devais-je protéger les enfants? Non, je ne pouvais pas les laisser ici, il fallait que je surveille de près les gardes qui s'aventureraient et surtout je devais m'armer. Mais je n'avais pas d'épée ou d'objet tranchant, je ne pouvais pas me battre contre eux!
Je me souvins alors de cet objet, une arme redoutable invoquée par la magie. Peut-être que cela fonctionnerait. Mais je ne pouvais pas risquer de m'exposer à la sentence d'actes de sorcellerie comme ça. Les enfants, c'était leur vie qui était en jeu! Seulement, si j'utilisais la magie, ne les ferais-je pas aussi condamner? Et de toute façon je ne savais même pas comment m'en servir, elle n'était apparue qu'une fois! Non, je devais abandonner et trouver une autre idée.
Après plusieurs heures de réflexion intense sur les possibilités assez faibles d'armement que je possédais, Feän sortit en courant et frappa de toute ses forces le mannequin en m'invitant à bien le regarder. Il évitait tous les coups, arborait une expression de colère impressionnante et fluidifiait de plus en plus ses mouvements.
- Un jour, dit-il, je tuerai celui qui a fait ça à Vorondil.
- Tu sais que tu ne peux pas? lui fis-je remarquer.
- Chaque problème a sa solution, je trouverai.
Il frappa encore plus rapidement la machine d'entraînement en répétant inlassablement cette dernière phrase, surprenant Idril qui nous rejoignait lentement. Les larmes aux yeux, elle l'écoutait et l'encourageait de tout son cœur. Je les regardai s'entraîner à se battre comme des fauves, et l'orpheline prit beaucoup plus facilement la main que son frère adoptif, ce que le fit bouder et le poussa à se battre avec elle. Ils enchaînèrent alors une succession de mouvements rapides et bruts, non élaborés, juste pour se défouler. Ils évacuaient leur colère.
Soudain, je vis la silhouette inquiétante de Nennvial approcher de la maison. Ma gorge se noua et j'invitai du regard Idril à lui demander ce qu'elle voulait. Si elle me reconnaissait, j'étais fichue. Mais que faisait-elle ici? Avait-elle découvert notre secret?
Je regardai de nouveau en sa direction. Les images de sa mémoire percutèrent ma tête de plein fouet, me renseignant sur le fait qu'elle ne faisait qu'interroger les employés de Tintallë, gardant bien mon secret mais suscitant l'interrogation de la femme quant à leur expression de mensonge, pour en savoir plus sur elle. Soulagée, je soupirai. Idril m'appela alors et je marchai jusqu'à elles. Les angoissant yeux sombres de Nennvial me fixaient intensément si bien que je sentis aussi mon estomac se nouer.
- Quels magnifiques yeux, constata-t-elle en se remémorant ma sœur et moi avec excitation. Sont-ils courants dans cette région d'Aeliniâ ?
- Oui, répondis-je du tac-o-tac.
- Vous êtes donc l'homme qui se charge de balayer la cour du château des vi Ungwe si je ne me trompe pas. Je suis Nennvial el Feä, héritière du trône de Yaime. Je souhaitais simplement en connaître un peu plus sur Tintallë vi Ungwe.
- Et que voulez-vous savoir?[/left]
Elle n'eut pas le temps de répondre que l'homme masqué arriva tel un fantôme à côté d'elle en lui annonçant qu'ils devaient partir au plus vite à Taurë. Nennvial observa attentivement Feän reprendre son entraînement, Idril la contempler et moi faire semblant de me méfier. Et elle afficha ce sourire glacial et angoissant en complimentant une fois de plus mes yeux. Les iris d'émeraude sombre de son homme de main me fixèrent alors en silence. Ils communiquaient bien étrangement, et cela ne me rassurait pas du tout.
Soudain un paysan s'approcha de nous. C'était un des voisin du quartier qui passait son temps à remuer la terre à s'en déformer le dos. Dès que la présence même de ses souvenirs naquit dans mon esprit, je fermai les yeux et tournai la tête. Ce n'était peut-être pas très agréable pour lui mais je n'avais pas la moindre envie d'en apprendre encore excessivement trop sur lui. Ma faculté de lire dans les pensées prenait anormalement de l'ampleur, si ça continuait j'allais devenir complètement folle. Je devais absolument essayer de me contrôler avant de dégénérer.
Seulement, je ne pus m'en empêcher. Je l'observai du coin de l'œil. Il était dans un état épouvantable. Son teint était livide, ses yeux cernés et noircis par la fatigue, ses joues creusées, ses veines ressortant d'un noir assez vif. Mais ce qui me surprit le plus fut la fumée noire qui se dégageait de lui, chose que ne paraissait pas voir Idril mais que la princesse et son homme de main observaient avec une surprise plus angoissante encore que le sourire de Nennvial. J'eus le malheur de fixer les yeux sombres du paysan qui s'approchait de moi. Je vis sa naissance, la mort de sa mère écorchée par les pillards, sa rencontre avec sa femme qui accoucha de six petits enfants surexcités, son travail acharné dans les champs, son inquiétude, sa peur, sa colère face aux taxes, son plaisir lorsqu'il sautait sa femme et la mettait de nouveau enceinte, la douleur qu'il avait ressentie avant de venir ici puis un trou abyssal spirituel. Son âme semblait s’être arrêtée de se souvenir de quoique que ce soit d’autre.
Il sortit un couteau rouillé de son dos.
- Il faut mourir, dit-il.
Et tout en répétant inlassablement cette phrase, il m'attaquait. J'esquivai son coup à la gorge et me disant que la présence de Yaime trahirait mon image, mais leurs esprits m'indiquèrent qu'ils étaient presque admiratifs de ma façon de bouger. Nennvial sauta soudain sur lui et de son couteau d'argent sectionna l'artère, m'aspergeant de sang et le laissant pour mort. L'ombre quitta le corps du paysan qui retrouva un simple état cadavérique.
- Tu arrives à percevoir l'ombre ! s'étonna Nennvial en souriant à m'en faire frissonner.
Alors c'était son cas à elle aussi? Ce que je pouvais être soulagée, j'avais vraiment eu peur de commencer à entrer dans une folie abominable.
Elle se tourna alors vers son homme de main qui hocha la tête. Que voulait-il dire par là? La princesse de Yaime se pencha alors vers moi et me releva solidement, malgré mon poids imposant. Pour faire plus réaliste, grand-père m'avait dit de poser de lourds morceaux de métal et du sable dans mes oreillers afin de paraître plus crédible. C'était pour cela que j'avais du mal à bouger avec mon costume, car la rapidité de mes mouvements était changée.
L'homme masqué sembla disparaître d'un coup et apparut immédiatement à ses côtés en me fixant avec méfiance. Il me pensait un ennemi potentiel à surveiller, et un homme à écorcher vif. C'est à ce moment là que je ressentis sa puissante haine envers l'homme et à quel point il éprouvait une satisfaction incroyable et un plaisir inimaginable en découpant la chair de ses proies vivantes. C'était absolument affreux.
Nennvial le regarda en souriant et il haussa les épaules avant de se retourner et partir vers les chemins de terre battue.
- Cela vous intéresserait-il de travailler pour moi? m'interrogea-t-elle alors avec excitation.